Brève de trottoir

 

« Hey, la terre est ronde, on pisse pas dans les coins ! »

 

Marina philosophe.

 

Il est 10h30.

 

Marina philosophe, une bière à la main.
Marina philosophe, son crâne rasé, nu, offert à la chaleur timide du soleil désormais hivernal. Elle stationne sur le trottoir gras, devant le local de l'organisme d'accueil des sdf.

 

Marina tient sa bière de la main gauche. Elle la tient bien. Faut dire qu'il vaut mieux. Marina a un peu de mal à rester debout quand elle lève le bras pour amener la boîte de métal jusqu'à sa bouche aux lèvres gercées. Elle titube. Alors il vaut mieux qu'elle tienne bien sa bière, Marina, pour éviter qu'elle ne tombe.

 

Il est 10h30.

 

Marina est saoule et philosophe. Elle stationne devant le local, avec ses copains clodos. Elle ira chercher un café, tout à l'heure, quand elle aura fini cette bière.

 

Marina n'a pas d'âge. Elle n'en a peut-être jamais eu. Des fois, quand elle a vraiment beaucoup bu, elle ne s'en souvient même pas. Et puis elle s'en fout un peu, Marina. Pour ce que ça change... Elle préfère compter le nombre de bières qu'elle a dans son vieux sac kaki, au cul troué, taché par sa vie de rue. Elle l'aime bien ce sac, Marina. C'est son coffre au trésor. Il y a presque toute sa vie dedans.

 

Et surtout, il y a ses bières.

 

Marina chancèle pour une nouvelle gorgée de blonde. Elle aime la sensation de la chaleur facile qui emplit sa gorge. Avant d'emplir sa tête. Et son corps entier. Des fois, le matin, Marina se dit « putain, faut que j'arrête un de ces jours, quand même... ». Mais la résolution s'envole très vite, emportée par le vent de la ville qui parcourt les avenues et nargue les pauvres hères, habitants fantômes des trottoirs. La résolution s'envole et la volonté s'évanouit sitôt croisée la route des copains qui partagent déjà leur binouze à l'angle du centre commercial voisin.

 

 

 

Marina est saoule, à 10h30 du matin, et elle philosophe. A côté d'elle, assis par terre au soleil, Pat' se tait. Il a les yeux fermés, sourcils froncés. Ses mains reposent sur ses genoux. A chaque doigt, Pat' arbore une bague argentée, en forme de visage lugubre. Têtes de mort, gorgones, crânes grimaçants... Ses mains sont des photos de classe aux mauvais élèves alignés.

 

Pat' et Marina ne sont pas amis. Pas spécialement. Mais ils se connaissent. Par cœur, presque. A force de s'être rappelé tout haut leurs passés. A force de s'être craché à la gueule leurs colères et leurs fiels alcoolisés. A force de s'être raconté les mêmes blagues et d'avoir éclaté des mêmes rires jaunes et gras. Devant le supermarché. Dans le petit square de la gare. Ou là, devant le local où chaque matin ils attendent leurs cafés et leurs petits instants de soleil en communauté.

 

Pat' écoute la rue. Il écoute le ronron agressif des voitures. Les discussions décousues de ses camarades. Les bruits de vaisselle qui sortent du local. Et puis il sent les odeurs du quartier. L'haleine de bière de Marina. Les effluves des poubelles proches. Les relents de pisse de chiens et d'hommes. Les gaz des pots d'échappement. Et par-dessus ces horreurs familières, l'odeur rassurante et délicieuse du café chaud. Du petit-déjeuner.

 

Pat' se concentre sur ces odeurs. Il se rappelle une cuisine à tomettes, avec une belle table ronde recouverte d'une nappe cirée couleur ivoire. Une fenêtre à rideaux crochetés, une série d'ustensiles dépareillés, des chaises qui craquent quand on pose son cul dessus. Des pots de confiture sur la nappe...

 

Pat' rouvre les yeux. Il a envie d'une bière. Et de pisser, aussi. Il lève les yeux vers Marina. Elle ne voit pas son mouvement. Elle rit, bouche édentée ouverte sur la rue. Et elle cause. Seule.

 

 

 

« Hey, la terre est ronde,on pisse pas dans les coins... »

 

Marina philosophe.

 

Pat' se lève.

 

Ouvre sa braguette.

 

Et pisse là, sur le mur de l'immeuble qui regarde la rue d'un air triste.

Janvier 2015

 

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