La Natoche

 

"Samedi, 22h38..

 

Les portes s'ouvrent, trois personnes montent dans le tram. Elles restent là, debout, au milieu de la jeunesse fêtarde, riante, armée de bouteilles d'alcools et fringuée d'époque. Bruyante bande de mannequins de magasins..

 

Les trois nouveaux arrivants sont deux hommes et une femme. Les hommes ne sourient pas. Ils ont l'air dur et résigné. Ils observent la fièvre du samedi soir sans surprise. Le brun porte une casquette kaki et un sac à dos usé. Le blond mâche un chewing-gum du côté gauche.

 

La femme, elle, arbore un top à motifs, noir et blanc, une jupe en jean et un sac à main fourre-tout noir. Ses jambes nues, au joli galbe et parfaitement nettes, se terminent par des chaussures à talon rouges par endroit, transparentes pour le reste. Les deux pieds y sont blottis, vêtus de chaussettes. grises, visiblement trop grandes. Des chaussettes... Par peur du froid, peut-être. Ou pour se protéger des ampoules...

 

 

 

La femme vacille. Son visage est buriné, ridé. Il ne colle pas vraiment avec la tenue portée par le reste du corps. Une casquette grise retient des cheveux châtains, aux mèches grasses et sans éclat. Les yeux de la femme tentent vainement d'accrocher le décor. Petits et bruns, ils roulent dans les orbites comme des bestioles perdues. Leur mouvement se transmet à la tête tout entière, qui dodeline, dodeline, dodeline...

 

Nathalie, c'est comme ça qu'elle s'appelle. Nathalie. Ou « La Natoche ». Ca, c'est son petit nom. La façon dont l'appellent ses amis. Ceux du quartier, de la rue, du café où elle passe la plupart de ses journées. Elle n'aime pas trop qu'on l'appelle « La Natoche », d'ailleurs, Nathalie. Mais elle ne proteste jamais. C'est sa preuve. Son laisser-passer pour le monde. LE truc qui lui permet de croire qu'elle a de l'importance pour les autres.

 

Ce soir, comme presque tous les soirs, La Natoche est complètement bourrée. Elle regarde la vie défiler et la voit vaguement. Le flou ne la perturbe plus. D'ailleurs, tout est flou. L'image, le son, les odeurs... Ca fait une sorte de tableau aux taches de couleur sans contours. C'est joli, dans un sens.

 

La Natoche sait bien que le flou n'est pas la vraie vie. Mais après tout, qu'est-ce qu'elle en a à foutre de la vraie vie?

 

Dans le tram, plusieurs regards de jeunes dévisagent La Natoche. On se moque de sa tenue. On parie sur sa capacité à rester debout. On méprise de l'oeil son personnage entier. Mais ça, La Natoche ne le remarque pas. Sa tête dodeline tant qu'elle peut au-dessus de son sac à main dans lequel elle cherche quelque chose sans le trouver. Ah si, ça y est.

 

La Natoche sort une moitié de clope abîmée du sac noir. Elle la prend entre son index et son pouce. L'ongle de l'index est amoché. Un vieux pansement crasseux le protège. Puis, La Natoche met la clope à sa bouche et la laisse là. Pour le moment. D'une main, elle enlève sa casquette. De l'autre elle remet en place quelques mèches, les obligeant à se masser derrière ses oreilles. Puis elle remet la casquette et attend l'arrivée.

 

Derrière elle, l'un des deux hommes se tient debout, main sur la hanche. La Natoche, doucement, colle son dos contre le coude plié. Les mouvements du tram l'en éloignent, puis l'en rapprochent. La Natoche recule un peu; histoire de profiter sans encombres de ce petit contact. Ce tout petit contact. Léger. De rien du tout. Mais si agréable.

 

La Natoche créé de la douceur là où il n'y en a pas. Elle s'en fout, elle en a besoin. Ce bout de coude lui appartient. Pour cet instant là, tout du moins.

 

La Natoche se laisse porter. Avec ce bout de corps collé au sien, elle se sent bien. Dans sa tête, elle est tranquille. Il n'y a plus de brouhaha de tram. Juste la musique légère du vent dans des feuilles. Juste le calme tendre d'une rue qui s'endort. Juste le son d'un beau rêve.

 

 

 

Le tram ralentit. L'homme et son coude s'éloignent d'un coup, arrachant La Natoche à sa torpeur. Il faut descendre. La Natoche fait un effort de concentration pour reprendre contact avec le monde qui l'entoure. Les portes sont là, ouvertes. La Natoche ajuste son sac sous son bras, enlève la clope de sa bouche et emboîte le pas des deux hommes, sans un mot.

 

Les portes du tram se referment.

 

Les trois silhouettes s'éloignent.

 

 

 

La Natoche est avalée par la nuit."

Décembre 2013

 

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